賈島
JIA DAO, POÈTE
TANG
Siva, un jour de mai
2002 :
J'ai envie de vous faire partager ma fascination pour
un
poème Tang de 賈島
J'essaie de
proposer une
traduction, ce qui n'est pas facile,
la langue
poétique de cette
époque étant assez difficile à rendre.
La version en
caractères
simplifiés est disponible en bas de l'article.
Je laisse le mot à mot, qui permet de comprendre le jeu de
confusion voulue
entre le sujet et le complément circonstanciel de lieu des
verbes et laisse
ainsi toute liberté au poète de se
débarrasser des pronoms personnels pour
transformer cette scène en une expérience
spirituelle en quatre étapes dans
laquelle l'homme parvient à se détacher de
lui-même - c'est
d'ailleurs un thème poétique fréquent
: la visite qui devient une expérience spirituelle.
1
: l'homme (le lieu habité) 人
2 : le chemin, la voie
3 : l'homme en communion dans
la nature (
4 : la disparition de l'homme
dans la
nature ;
l'éveil,
la fusion avec l'essence
divine 禪(神)
xún yǐn zhě bú yù
« À la recherche d’un ermite, sans le
rencontrer »
松 下 問 童 子
sōng xià wèn
tóng zǐ
pin sous demander disciple enfant
Sous les pins, interroger le jeune disciple.
言 師 採 藥 去
yán shī caǐ yào qù
dire maître cueillir simples en
s’éloignant
Il dit : le maître est parti cueillir des simples.
只 在 此 山 中
zhǐ zài cǐ shān zhōng
seulement être là ce(tte) montagne au milieu
Seulement, au milieu de ces montagnes,
雲 深 不 知 處
yún shēn bù zhī chù
nuage profond ne pas savoir endroit
Sous les lourds nuages, on ne sait pas où…
En caractères simplifiés :
贾岛
「寻隐者不遇」
松
下问童子
言师采药去
只
在此山中
云深不知处
Malheureusement
ou heureusement je suis sur le départ pour
Pékin, et n'aurai
le temps de me consacrer à votre message qu'à mon
retour sous décade. J'ai
cependant imprimé, et emmènerai - au cazou ...
(Quinze
jours
passèrent)
JVG :L'avions-nous oublié, leurrés par la rainette, ce poème don de Siva ?
Que
nenni ...
松下问童子
言师采药去
只在此山中
云深不知处
Dans
la pinède, le jeune disciple
Nous dit: Le maître cueille des simples,
Par la montagne il est allé
Caché au coeur du noir nuage.
Sur le yin représenté par la montagne, le yang
par le nuage, noter que dans le
Yijing, 山
est le trigramme
(yang au
troisième tirage après
deux yin) tandis que l'inverse
(yang
d'abord, suivi de deux yin) c'est le tonnerre 雷
- et le tonnerre sur la montagne, précisément le
tirage cité sur taiji.htm pour illustrer fllc - ou maintenant ce poème:
"L'oiseau qui vole apporte le message :
Il n'est pas bon de s'efforcer de monter, il est bon de demeurer en
bas."
Tant que l'orage ne descend pas sur la vallée, on est bien
mieux dans la pinède
!
> Nous dit: Le maître cueille des simples,
> Par la montagne il est allé
> Caché au coeur du noir nuage.
À mon sens, vu que le chinois
classique de ce type de poésie
essaie au maximum d'éviter les pronoms personnels, la
traduction devrait en
tenir compte : « nous », dans « nous dit
», est de trop. C'est aussi pour
cela que j'avais traduit pas « Sous les pins, interroger le
disciple ».
JVG : Ma foi, vous avez sûrement raison.
De toutes façons, le prénom personnel est souvent omis en chinois. Mais vous aviez vous-même utilisé "il" dans le second vers (il dit: le maître ...) ce qui m'avait semblé autoriser la contraction (deux actions: demander, et dire, wen;yan).
Je crois me souvenir que le français disons classique
utilisait également
l'infinitif (grenouilles aussitôt de sauter dans la mare,
c'est probablement
par le truchement de cette réminiscence que je parlai de
rainette alors que ce
qui nous distraya (?) fut la rosette de meigui).
Deuxième
essai:
Dans la pinède, entendre le jeune disciple.
Répondre: Le Maître ...
問 童 子 veut
peut-être simplement marquer que le disciple parle quand il
est questionné
(comme s'il y avait 問 的童 子言)
- Le jeune disciple, interrogé sous la pinède, dit: ...
Siva : Justement, je m'étais posé la question.
Vu que le remplacement des verbes par des mots vides fait aussi partie du jeu stylistique,
il me semble que lorsque le
poète en utilise
deux dans un même vers, il faut le rendre :
【言】
師【採】藥 去
Le premier verbe, 言
Le deuxième,
prédicat
objet
interroger disciple
(童子)
言
thème
prédicat
disciple
dit
Il y a ici un un bel enjambement, que
l'on pourrait rendre
par une relative sans pouvoir restituer l'effet condensé de
cette syllepse de
fonctions (figure de style qui n'existe pas en français, et
pour cause...) 童
子 est objet du prédicat 問
tout autant que thème du prédicat 言) ;
師 採
thème
prédicat
maître
cueille
Quant à 師採,
cette proposition est complétive du 言 précédant
et, en son sein, 師
est thème du prédicat 採 ...
Cette construction est très
ramassée ; c'est pour cela que
je trouve ce poème très réussi ; bref,
il y a un enchâssement des
propositions les unes dans les autres, que l'on ne peut pas traduire
mais au
moins faire comprendre :
interroger le disciple dit
le maître
cueille
=
interroger le disciple, qui dit
« le maître cueille »
=
interroger le disciple ; il dit que le
maître cueille
voire =
interrogé, le disciple dit
« le maître cueille »
Cette dernière mouture
(possible, car les voix actives ou
passives en chinois classique, et moderne dans une certaine mesure, ne
sont pas
distinguées ; d'après certains linguistes, elles
l'auraient été par la présence
d'une consonne finale que la prononciation moderne a perdu, qui s'est
cependant
conservée dans des dialectes plus méridionaux,
mais c'est un autre sujet)
permettrait de se passer des outils que sont les conjonctions de
subordination,
absente du chinois. À mon avis, il faut en tout cas bien
utiliser trois verbes
différents, car c'est dans ce poème un effet
stylistique marqué. Ce qui n'est
pas gratuit, c'est que le verbe surnuméraire, en
l'occurrence 言,
est celui de la parole, donc par mise en abyme celle
de la parole poétique. L'ermite étant absent,
thème du vide, c'est d'abord
par la parole que l'on va trouver sa voix.
Cette mise en vedette d'un verbe de déclaration est
quasiment l'affirmation de
la puissance évocatrice de la poésie. Certes le
maître est explicitement
absent, mais aussi le poète, grammaticalement parlant (car
il est le thème
absent du prédicat 問,
thème remplacé par le locatif 松下 «
sous le pin ») ; cela montre que pour exister et
révéler,
le poète se doit de s'effacer de son œuvre. Cela
me rappelle d'ailleurs la fin
de la très belle nouvelle de Yourcenar « Comment
Wang-Fô fut sauvé » (in
_Nouvelle orientales_) dans laquelle l'on assiste, grammaticalement
autant que diégétiquement,
à la disparition de l'artiste (tout
autant Wang-Fô que Yourcenar) dans son œuvre, afin
que celle-ci puisse vivre
dans l'esprit du lecteur.
Quelle modernité que ces
poètes Táng !
JVG :
Je me demande cependant si cela
fait vraiment sens de chercher à rendre en vers les
poèmes chinois classiques,
et si une prose à la Saint John Perse ou Segalen ne serait pas mieux venue.
Dans la pinède, le jeune disciple de répondre: le
Maître s'en est allé
cueillir des simples, là bas, dans la montagne, au coeur de
ce noir nuage, l'on
ne sait où ...
Nous avions eu naguère (lanternes.htm
) une courte discussion sur la concision de
l'expression dans la poésie chinoise - 96 syllabes pour rendre en français 40
caractères. Dommage qu'Yves
Harrand n'intervienne pas dans notre discussion – il va se
marier ! - son
grain de sel eût été
agréable.
Sinon,
il est vrai que la poésie classique a du mal à
susciter l'enthousiasme de
fllc. Je m'étais fait naguère tancer par
Budelberger – ce qui n'a pas empêché junzigu.htm
, une des toutes premières pages du site avec
caractères
et BoPoMoFo.
松下问童子
言
师采药去
只
在此山中
云
深不知处
Juste
un mot, sur la syllepse enjambante.
Pourquoi ne pas écrire:
Sous
la pinède, interroger le disciple.
De répondre: Le maître cueille des simples,
parcourant seul le coeur de cette montagne.
Un nuage
sombre isole du monde.
Donnerait à la fois le mot à mot et quelques
figures de style. Laissant de côté
comme possibles syllepse de sens: 云 nuage et 云 dire (pas en
traditionnel) ; 外
wai extérieur et外 (處) chu
demeurer ; 只
simplement, et 只
seul (3ème et 4ème ton).
Siva :
> Sous la pinède, interroger le disciple.
> De répondre: Le maître cueille des
simples,
Chapeau ; c'est un peu
étrange, cet infinitif, mais très
réussi.
« Le
beau est toujours bizarre »,
disait Baudelaire.
JVG :
Autre chose, sur l'interprétation
de la dernière colonne (子去中外,
l'enfant va du centre vers sa demeure définitive)
l'image est certes belle, et très parlante. Trop
peut-être ...
賈島
D'où:
云
只言松
深
在师下
不
此菜问
知
山药童
外
中去子
et l'acrostiche se retrouve dernière ligne, de droite
à gauche. Je me serais
presque attendu à ce que les autres lignes fissent
également sens, mais n'en
vois point. Dommage ...
Au fait: seriez-vous d'accord pour dire que la traduction sur http://www.chinapage.com/poet.html
est exécrable au moins dans ce cas précis ?
Siva :
Oui, vraiment ; je l'indique
ici en traduction française :
Sous les
pins,
J'interroge l'enfant ;
Il dit : « Mon maître s'en est allé
Cueillir des simples.
Je sais seulement
Qu'il est sur cette montagne
Mais les nuages sont trop épais
pour savoir où ».
Le souci de clarté bien
maladroit balaie toute la portée
philosophique de ce texte. Du parcours métaphorique, il ne
reste qu'une petite
histoire sans grand intérêt ; alors que le titre,
« À la recherche de
l'ermite sans le trouver » est paradoxal, puisque c'est par
son absence que le
maître montre la voie et que le poète pourra le
retrouver, la traduction en
question ne montre pas les retrouvailles dans l'absence mais seulement
l'histoire d'une rencontre ratée. Il donne trop de poids
à l'identité des
personnages, ce qui, plutôt que de leur permettre de se
fondre (le disciple étant
tout autant le poète que le lecteur etc.) les
sépare violemment les uns des
autres.
«
Moins l'ouvrier se laisse voir
dans une œuvre et plus l'intention en est pure et claire.
» (Baudelaire,
_Salon de 1845_, VII, in _Curiosités esthétiques_)
Jvg, MAJ
30.5.02
JVG :
> Diégétiquement ? Pas trouvé
dans le TLFI.
Qu'est-ce donc ?
Siva : «
Diégétiquement », ce qui concerne la
« diégèse
», c'est-à-dire la trame narrative d'un texte, ce
que l'on nomme communémement
l' « histoire ». C'est un terme technique du
vocabulaire de la rhétorique.
Dans le paragraphe que j'avais écrit, je voulais dire que
l'artiste connaît
une double disparition : tout d'abord
dans la narration, puisque, dans le récit, il quitte le
monde des vivants pour
entrer dans son œuvre, puis stylistiquement, les champs
sémantiques présents
étant ceux de la disparition, du départ, de
l'effacement.